mercredi 2 juin 2010

Mort de Louise Bourgeois : disons au revoir à la vieille dame

L'expression artistique de Louise Bourgeois était un art épidermique. Je ne veux pas dire par là que cette artiste réagissait aux affects en créant instantanément. Loin de là : ses oeuvres étaient en général mûrement réfléchies. Mais celles-ci, que ce soient ses dessins, ses sculptures, ses installations, qu'elles soient en tissu, en métal, en résine ou en marbre, étaient comme de la peau. La peau est la surface de contact entre nous et le monde, entre nous et les autres. Notre peau délimite physiquement notre intérieur et notre extérieur. La peau, c'est également ce qui reçoit les caresses, et les blessures. Les oeuvres de Louise Bourgeois étaient comme des peaux. Elles étaient comme des corps sensibles. Cependant, l'intérieur et l'extérieur n'y étaient pas réparties de façon évidente. Le monde extérieur n'était pas forcément autour des objets qu'elle créait, et le monde intérieur pas obligatoirement dans la matière. Ses oeuvres matérialisaient le contact physique entre les deux.

Prenons "Fillette" par exemple, une de ces oeuvres les plus connues, grâce à la photo de Mapplethorpe. Une photo qui pourtant, à mon avis, dénature l’œuvre. On y voit Louise Bourgeois, déjà âgée, en fourrure, tenant sous son bras une gigantesque bitte en résine, et souriant malicieusement de toutes ses rides, d’un air de vieille dame indigne. « Fillette » n’a pas le caractère de provocation sulfureuse qu’a, en revanche, le travail photographique de Robert Mapplethorpe. D’où un certain contre-sens. En modelant un pénis et en l’appelant « Fillette », Louise Bourgeois parle très tendrement des relations de couple, de l’affection que peut avoir une femme pour son compagnon, qui passe par la sexualité, cette chose un peu monstrueuse qu’il faut apprivoiser, dont il faut prendre soin, qui semble parfois être comme un être en plus dans le couple, qui a besoin de nous et qui nous échappe.


Une autre oeuvre : "Seven in Bed". Sept corps sont figurés dans un lit. Sept grandes poupées cousues en tissu rose cochon couturé grossièrement. De la peau à vif. Sept corps enlacés, mélangés, interpénétrés, quoique côte à côte, se subdivisant en dix têtes, aux bouches s’embrassant les unes les autres. Tout, pourtant, sauf une partouze. Plutôt l’évocation d’une enfance marquée par la découverte de la liaison du père de Louise avec sa nounou sous le toit familial. Un corps en plus dans le lit. Pourquoi ne pas penser aussi aux sept filles de l’ogre égorgées dans leur lit à la place des sept frères, dans le Petit Poucet ? L’ogre qui aime tant la chair fraîche, et aussi, mais d’un autre amour - quoique ? - ses chère filles... L’interprétation est libre, mais l’œuvre nous parle, elle nous touche.

L’importante exposition qui fut consacrée à Louise Bourgeois au MoMA à New York en 1982-83 marque le début de la reconnaissance internationale. Reconnaissance tardive donc, à l'âge de 70 ans, pour cette artiste née en France en 1911 et qui créait depuis les années quarante. Mais Louise Bourgeois n'a pas toujours été une vieille dame, et cette reconnaissance tardive fut peut-être une chance. Elle lui a laissé le temps de mûrir, dans sa création mais aussi dans sa vie. Le temps de faire des études artistiques, notamment auprès de Fernand Léger. D'épouser un célèbre historien de l'art, Robert Goldwater, et de partir vivre avec lui à New-York. D'avoir avec lui trois enfants et de les élever. De créer des "Totems", personnages évoquant les amis et membres de la famille restés en France et qui lui manquaient.

A la lisière du surréalisme, de la psychanalyse, du féminisme, domaines qu’elle a côtoyés, Louise Bourgeois a pu continuer à développer, à l'abris du besoin mais toujours en contact étroit avec les grandes figures artistiques de son temps, une recherche artistique introspective mais aussi très audacieuse quant aux matériaux employés. Bronze, marbre, bois, plâtre mais aussi tissu, latex et matières plastiques, en lien avec des activités tout aussi importantes de peinture, de dessin et d'écriture. La sexualité, la famille, le corps, la maison, la santé mentale en sont les principales thématiques. Son champ d'expérimentation est très vaste, sa production importante, et malgré un apparent éclectisme, son univers créatif reste extrêmement homogène.


Les oeuvres de la dernière période de sa vie qui ont le plus frappées les esprits sont ses araignées géantes. Réalisées en métal, certaines mesurent jusqu'à 10 mètres de hauteur. La plupart s'appellent "Maman". La mère de l'artiste, avec son père du reste, tenait un atelier de restauration de tapisseries anciennes. Tirer le fil, tisser la toile, c'est une des métaphores de ces oeuvres au centre desquelles Louise Bourgeois place, explicitement, la figure maternelle. Impressionnantes présences, à la fois protectrices et menaçantes, aliénantes. L'espace entre les pattes arc-boutées et sous le corps de l'animal forme une sorte d'habitacle protégé, proche des "Igloo" de Mario Merz. Une forme hémisphérique, un ventre maternant. Mais c'est aussi une cage, une prison, et il est toujours dangereux de se faire prendre dans la toile de l'araignée. L'amour d'une mère, ça a quelque chose de démesuré, d'effrayant. Lire (ou relire) sur ce thème "l'Arrache-cœur" de Boris Vian où une mère, par amour pour ses enfants, les enferme dans une cage - dorée, bien entendu. J'y pense parce que Louise Bourgeois a aussi utilisé, dans les mêmes années que les araignées, de grandes cages pour ses installations. Certaines sont même des chambres - celle des parents, celle des enfants. Quitte à explorer les ambiguïtés, rappelons que c'est à l'intérieur d'une cage de Faraday qu’on est le mieux protégé de la foudre.

Le 31 mai dernier, c’est une très grande artiste qui nous a quitté, à l'âge de 98 ans. Son oeuvre multiple, polymorphe, reste pourtant d’une cohérence impressionnante. Plus de sensation que d’émotion, d'une créativité remarquable, d’une grande maturité, il s’en dégage une impression de puissance, rare, à l’égal de celle de Goya ou de Picasso. Une oeuvre exigeante qui dérange, qui bouscule. Un peu comme les événements d'une vie, qui, nous comblant ou nous blessant, nous marquent, nous changent et nous font avancer.

Jean-Charles Boilevin

mardi 2 février 2010

Pour Salinger, avec amour et abjection

L'écrivain américain Jerome David Salinger est décédé le 27 janvier dernier à l'âge de 91 ans. Il laisse derrière lui une impression paradoxale. En effet, autant on peut s'attacher aux personnages de JD Salinger, autant Salinger lui-même donnait l'image d'un misanthrope peu sympathique. Après le succès de L'Attrape-Cœurs, il s'était définitivement retiré dans le New Hampshire en 1953, refusant peu à peu les interviews, la publication de ce qu'il disait écrire et les adaptations de ses livres.

Holden Caulfield, le héros de "L'Attrape-Cœurs" (titre original : "The Catcher in the Rye"), exclu de son lycée quelques jours avant Noël, erre pendant trois jours dans New-York, tour à tour en compagnie de sa petite sœur de dix ans et d’une prostituée, entre l'alcool et la question récurrente de savoir où vont les canards de Central Park quand le lac est gelé. Écrit à la première personne dans une langue peu châtiée, le roman est un succès depuis sa publication en 1951. Chaque lecteur a pu se retrouver dans ce moment de flottement, de violence et de vulnérabilité entre enfance et âge adulte. Ou plutôt, peut-être, aimerait s’y retrouver.

"Seymour : une introduction" (1959), "Franny et Zooey" (1961) et "Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers" (1963) poursuivent cette veine adolescente, explorant de roman en roman les relations au sein d’une même famille.

Mais, parmi les dix livres que j’emporterais sur une île déserte, en bonne place figurerait les "Nouvelles" de Salinger, neuf récits de la fin des années 40. "Un jour rêvé pour le poisson-banane", histoire farfelue, s’achève sans prévenir sur un suicide. Dans la nouvelle "Pour Esmé, avec amour et abjection", un soldat psychologiquement traumatisé par la guerre - comme Salinger l'a été - se souvient de sa rencontre, dans un salon de thé, avec une petite fille extrêmement intelligente. Délicat, cocasse et terrible. Enfin, ma préférée : "L’homme hilare". Au fil des semaines, un chef scout invente pour sa troupe un conte digne de Fantômas : le héros, à la bouche déformée dans un étau par des kidnappeurs alors qu’il était enfant, connaît un passage secret conduisant directement de Paris à la Chine ! L’ensemble est relaté par un des enfants : les péripéties de L’homme hilare, les sorties en bus, les matchs de base-ball et la participation, puis le départ de Mary, le flirt du jeune chef. Alors tout acquiert le même degré de réalité. Ou de fiction.

Finalement il ne nous appartient pas de juger l'attitude de Salinger. Apprécions juste qu'avant de se replier sur lui-même, il nous ait laissé quelques personnages qui connaissaient un passage secret vers un monde pas encore désenchanté.