lundi 5 novembre 2001

La biennale de Venise 2003

La biennale de Venise 2001 est une page qu’on va tourner.

On y a vu cette année 64 % de vidéo. C’est à dire que pratiquement les deux tiers des travaux sélectionnés comme représentatifs de l’art aujourd’hui sont de la vidéo. De l’image, de l’information. Plus que jamais, l’art s’ancre dans ce monde moderne, celui de l’information.
Paul Virilio, dans un entretien avec Pierre Bal-Blanc, le 6 juin 2001, publié dans Wang Du magazine n°1, revient sur son analyse déjà développée dans la bombe informatique des trois qualités de la matière : la masse, l’énergie et l’information. Au cours de l’histoire de l’humanité, on est passé de sociétés de la masse (mégalithes, remparts cyclopéens, guerriers musclés) à des sociétés de l’énergie (force hydraulique, machine à vapeur, pétrole). Nous en sommes actuellement à une société de l’information. Il n’y a plus que des images, de l’information, des médias, de la vidéo. La masse, l’énergie, le contenu sont évacués au profit de l’image du monde qui bouge sur l’écran.

On sent les artistes en pleine possession des moyens techniques et technologiques. C’en est même impressionnant. Chris Cunningham maîtrise parfaitement l’image de synthèse en 3D, la robotique, le morphing, et nous le montre dans ces clips intitulés Flux ou All is full of love. Mais justement, nous avons atteint la crête, dès à présent tout cela est obsolète, dépassé ; ce ne sont plus que des dollars et des euros jetés par les fenêtres. Bill Viola n’a plus d’autre chose à nous montrer qu’un reflet de reflet dans l’eau…
On peut évoque un parallèle avec l’histoire de France. A la Révolution, on a coupé la tête au roi, pour se retrouver peu de temps après… avec un empereur. Dans l’histoire de l’art, on s’est affranchi de la monarchie du figuratif, on a fait la révolution en passant à l’abstraction, pour se retrouver aujourd’hui sous l’empire de Napoléon Vidéo Ier : de l’image, des images, plus que des images.
Au moment même où les moyens de la société de l’information sont maîtrisés par les artistes, le piège de l’image, reflet du monde, de l’information, de la vidéo se referme ; la maîtrise même de ces moyens en épuise le sens.
On peut donc tourner cette page.

En 2003, le parti pris sera radicalement différent. Beaucoup plus sobre. Ce qui ne signifie pas une remise en cause du coût de mise en œuvre des réalisations artistiques actuelles, loin de là on le verra, mais plutôt un recentrage matériel.
La biennale 2003 sera la biennale de la matière. Ce sera le retour à la masse.

Près de la moitié des artistes sont totalement inconnus ; ils sont luxembourgeois, érythréens, sri-lankais et inuits. Nous les découvrirons. C’est un réseau, plus qu’un groupe, qui a travaillé jusqu’à maintenant dans le plus grand secret, selon des règles définies : occupation totale des espaces d’exposition, contact absolu avec les matériaux ; aucune image, aucune lettre ou mot dans leurs œuvres ; une position ferme contre le bavardage dans l’art ; une attitude non pas de mépris mais plutôt d’indifférence aux médias.

Ils vont procéder au remplissage intégral des espaces de l’Arsenal de Venise par de la matière, des matières, des matériaux.
Ils s’appuient sur quelques signes précurseurs : l’Arte Povera (apparu en pleine apogée du Pop-Art), Klein avec la couleur-matière, Joseph Beuys, Arman avec l’expo « le Plein » ; une tentative, lors du remplissage de terre d’une galerie à un mètre de hauteur par Walter de Maria à Munich en 1968 ; Richard Serra également, par sa démonstration inopinée et magistrale de la supprématie de la masse sur l’énergie et l’information : en 1993, une de ses énormes plaques d’acier qui constitue ses sculptures s’est renversée, tuant deux personnes sous son poids au Capc de Bordeaux ; enfin, Marcel Duchamp. Forcément. Comment ne pas citer Marcel Duchamp dans un article sur l'art contemporain ?

Ces artistes travaillent actuellement à sculpter un relief alpin grandeur nature en chocolat. Il sera par la suite fondu pour occuper une salle pleine en 2003, le matériau gardant la mémoire de la sculpture dans son volume parallélépipédique final. Une salle sera occupée par un bloc monolithe de granit de 400 m3. Une piscine sera remplie d’eau et les visiteurs pourront y plonger. Mieux encore, une œuvre posthume de Joseph Beuys sera réalisée pour la première fois : une salle sera emplie de graisse et les visiteurs pourront y évoluer, nus, avec des bouteilles d’oxygène, même si quelques problèmes de sécurité restent à régler. Un gigantesque hommage collectif à Piero Manzoni sera rendu par le dépôt de 500 000 litres de merdes d’artiste dans l’un des boxes d’exposition. De la terre occupera, enfin, l’espace du sol jusqu’au plafond d’une autre salle. Un monochrome jaune de Wolfgang Laib en trois dimensions composé de pollen formera un bloc monumental jaune irradiant. Laib a commencé la collecte du pollen nécessaire il y a 8 ans déjà.
Terminons par le début, mais sans doute par le plus beau : l’œuvre visionnaire de Richard Serra sera reconstituée ; la plaque d’acier de 150 tonnes sera placée penchée au-dessus de l’entrée de la biennale, légèrement étayée de tasseaux de bois blanc, en manifeste de ce retour de la masse et de sa pertinence face à l’information.

Selrahc-Naej Niveliob, curator de la biennale de Venise 2003

vendredi 2 novembre 2001

nuit sur Venise

Le jour ne se lève pas vraiment
la cité se dilue dans le brouillard
un labyrinthe, des circonvolutions
une ville embrumée
une enfumerie de l’esprit

Et déjà sur Venise c’est la nuit

Apparitions de basiliques, pachydermes nocturnes

Des groseilles des lampes rouges pendent aux palissades des chantiers
Une enseigne de pharmacie et tout le quartier est teinté de vert
La couleur pulvérisée se dépose sur le sol

Sabat des vitrines :
Celles de verre de Murano, multicolores, tonitruantes
Celles des masques, sarabandes de visages,
Présences-absences figées
Vitrines blanches de dentelles éclatantes, suairs fantômatiques
Toutes éclairées à giorno, spectres irradiants,
elles mordent dans les ténèbres des places, les entament

Soudainement trois grands noirs africains déployent tous ensemble de grands draps blancs
pour y déposer au sol leur maroquinerie à vendre
tels des rois mages et leurs offrandes

Les hautes fenêtres, étroites, pointues en haut, comme des bougies,
s’enflamment des illuminations dans les maisons
Chaudes fenêtres

D’une cabane à clairvoies jaillissent les éclats de néon,
les étincelles d’un qui forge des barques,
des gondoles pour Charon

Des étals flottants de fruits & légumes nocturnes
s’abritent sous des vélums illuminés de rose et de pistache
trésors secrets prêts à rembarquer

Une passerelle subitement nous dépose sur un quai silencieux
Des passages tortueux nous ramènent des places désertes à la foule
On quitte ces foules pour des couloirs déserts par des volées d’escaliers
Une barque se frotte le flanc à son poteau d’amarrage

Rues peu larges, eau étale,
aucun vacarme vulgaire d’automobile
Tous les sons portent : le babil d’un gamin, le pas du promeneur,
les chants fredonnés, les « chao ! », les « va bene »

Des charrois sont poussés dans les rues étroites à grands cris pour prévenir
Les plus gros hissés par-dessus les ponts par des groupes s’entr’aidant en ahanant

Sur le littoral la mer bat,
un cœur
Les moteurs des bateaux ronflent,
une respiration

Seraient-ce les rugissement du Lion de saint Marc ?

Jean-Charles, Venise, 2001