vendredi 29 novembre 2002

Le Centre Jules de la Photographie

En ce moment, je travaille au CNP, le centre national de la photographie, de nouveau comme il y a trois mois, pour un démontage-montage d’exposition. C’est un moment particulier, un entre-deux expos, entre la disparition de la précédente et la mise en place de la suivante. C’est également une parenthèse dans mes activités habituelles : quinze jours à plein temps de manutention, de bricolage, à s’occuper physiquement d’œuvres d’autres artistes. Le fait est que ce petit boulot m’assure régulièrement une certaine rentrée d’argent.

Nous avons appris à bien nous coordonner à la maison, depuis que Jules est arrivé. A 7 h, réglé comme une horloge, il se réveille pour téter. Le réveille-matin devient inutile, dépassé. Pendant que Véronique donne le sein, je fais ma toilette ; pendant que je prépare le petit dèj’, Véronique fait sa toilette ; Jules digère. Nous passons à table, le Magnifique (c’est son surnom), dans son transat, sur la table, nous gratifie de sourires et regarde le jour se lever. Très belle photo de famille.

Arrive le moment où je dois filer. Dans la rue, je longe la halle et, les jours de marché, les commerçants qui s’installent. J’aime beaucoup cette ambiance, cette effervescence matinale, la journée qui prend son élan avant de s’élancer. J’attrape le métro à la basilique. La ligne 13 m’emporte directement à « Miromesnil », dans le 8ième arrondissement. Là aussi, c’est l’effervescence matinale, mais en un quart d’heure j’ai changé de planète. Je passe de la banlieue, populaire, multiraciale, des odeurs du marché de Saint-Denis au boulevard Haussmann, bordé d'immeubles précisément haussmaniens, parcouru d’hommes d’affaires et de personnels de bureau chics, à pied, habillés avec distinction, ou en voitures rutilantes, très pressés. Le CNP est à deux pas de l'Arc de Triomphe, dans les anciens salon de l'hôtel Salomon de Rotschild.

Les œuvres exposées au CNP débordent du domaine de la photographie et occupent plutôt celui de l’art contemporain. Le travail de démontage et de montage est physique, mais n’est pas dénué d’intérêt. Les photos, grands formats encadrées ou tirées sur plaque d’aluminium, descendent des murs, sont emballées, et comme elles les sculptures retournent dans leurs caisses, de très belles caisses, construites sur mesure, capitonnées de mousse à l’intérieur. On les referme avec les vis mêmes qui les fermaient à leur arrivée. On ne peut pas ne pas penser à des cercueils. C’est un étrange cérémonial, un processus à l’envers du déroulement naturel, qui a lieu à chaque démontage – montage. On commence par la disparition, la mise en bière. Les aménagements (estrades, suspensions pour projecteurs, coffrages pour pièces obscures) sont démontés, mis en morceaux, évacués. Les trous sont rebouchés, les marquages effacés, les murs repeints de blanc, deux couches de blanc, comme un passage à la chaux. Tout retourne au blanc, au vide, au vierge, à la page blanche, au « tout est possible ». Un événement se prépare dans ces somptueux salons aux parquets magnifiques. Progressivement arrivent « les belles endormies », les nouvelles œuvres, encore dans leurs caisses, livrées par transporteurs spéciaux, bichonnées comme des mariées. On procède alors à la sortie du tombeau, on dévisse les couvercles, on enlève les langes, les emballages. Tout cela a des allures de naissance, ou même de renaissance, de résurrection christique.

Outre l'intérêt que je porte à l'art contemporain, ce qui se joue pendant quinze jours tous les trois mois au CNP me fascine. D’une part on assiste à la disparition d’un accrochage, à un retour au blanc, suivi d’une réapparition sous une autre forme, une nouvelle apparence. D’autre part la magie de ces événements contraste fortement avec l’attitude de l’équipe de montage. Tout en travaillant avec professionnalisme et efficacité, nous feignons avec constance une fausse désinvolture, nous tournons tout en dérision, avec une ironie impitoyable. Fin août pour nous défouler, nous jouions au football entre midi et deux dans le parc, devant la façade intérieure et ses colonnes classiques, au milieu des salariés travaillant dans le quartier, eux aussi en pause déjeuner. Maintenant il fait froid. Il nous arrive, aux moments creux, en attendant une livraison, de nous affaler tous à même le sol, somnolant et proférant des sarcasmes. Et pourtant je suis convaincu que peu ou prou nous nous sentons tous fiers et investis de la charge qui nous incombe.

A l'intérieur de ce cocon, nous goûtons certaine faveurs. Lors de la dernière exposition, des assemblages de photos du grand Robert Franck furent déballés, ne furent pas retenus et sont retournés à leur sommeil, dans leur caisse. Nous avons eu le privilège de les avoir vues, manipulées. Quant au public il ne soupçonnera même qu'il eût pu voir ces oeuvres.

A l'occasion d'un changement de velum qui constitue un plafond neutre dans les salles, on découvre pour quelques jours, à peine, pour quelques heures, un plafond peint du XVII°, délicieux, dans la pénombre d'un éclairage de fortune, les rails lumineux ayant été démontés pour ôter le tissu.

Pour l'exposition que nous montons en ce moment, Martine Aballéa a préparé des images aux couleurs de néons de couleur sur fond noir. Elle a fait recouvrir de gélatines colorées les fenêtres hautes de la salle où elles sont présentées. En milieu d'après-midi, le soleil, passant à travers les vitres, projette de grands éclats colorés sur les murs, accordés aux photos. Ils leur apportent même plus de chaleur et donnent à la salle un air de cathédrale. Surprise et bonheur. Nous aurons assisté à la découverte de ce phénomène en présence de l'artiste ravie.

En fin de journée je suis tout de même content de laisser tomber les outils. Fourbu, je rentre à la maison. Jules a encore grandi. En ce moment, il change tous les jours. Il ouvre de grands yeux ronds sur le monde et sur nous, esquisse des sourires et fait des mines. Comment soupçonner autant d'expressions sur une si petite bouche ? Le visage de mon fils est une exposition dont les tableaux changent mille fois par jour...