mardi 10 avril 2001

Du banc au pont

La ville de Saint-Denis est connue pour certains lieux à fort caractère, comme la basilique, le théâtre Gérard-Philipe, le stade de France ou encore son marché. Elle est connue également comme ville de banlieue, avec toutes les images que véhicule cette désignation, qui relèvent autant du fantasme que de la réalité.

Le quotidien est souvent moins spectaculaire ; c'est pourtant lui qui rend la vie en banlieue difficile. Un exemple : Saint-Denis est une ville sans bancs. je caricature, mais à peine. On dirait que le nombre de bancs publics est inversement proportionnel à la densité de population. Serait-ce par souci d'économie que la municipalité est avare en bancs ? Les bancs gênent-ils la circulation ? Ou attirent les clochards, les mendiants, les petits groupes ? Quoi qu'il en soit, il en résulte que la ville est parcourue, arpentée, grouillante d'humains disputant le terrain aux véhicules de toutes sortes, voitures, bus, camions, tramways, d'humains en marche et pressés, mais ponctuée d'humains au repos, assis, causant, tranquilles, pratiquement jamais.

A deux pas du marché, non loin de la basilique et du théâtre, la place du 8 mai 1945 est un lieu central à Saint-Denis, mais un lieu sans âme, un inter-lieu. Fin mai 2002, cette vaste place vide s'est recouverte de bancs. Ce fut comme une intervention extraterrestre et nocturne. Un essaim de bancs multicolores avait été déposé, épars et insolite. Que s'était-il passé ?

A l'occasion d'un festival culturel, la proposition avait été faite au collectif Cortex d'intervenir dans la ville. Le collectif, composé à ce jour de deux artistes, Justine Lévy et Eden Modaux, se présente ainsi : « [Il] intervient dans l'espace public en aménageant les lieux, en créant des situations nouvelles. Le centre de ce travail artistique est le public, les gens et Ies liens qu'ils peuvent nouer, les rencontres qu'ils peuvent faire. Chacune des oeuvres constitue une proposition à durée limitée. Le lieu est restitué dans son état originel. Il ne s'agit pas d'imposer une oeuvre ou de s'approprier un lieu public, il s'agit plutôt d'inviter le public à réfléchir aux espaces de vie qu'il fréquente et à en imaginer la transformation, l'amélioration. »

Convié à travailler sur la place du 8 mai 1945, le collectif Cortex a fait ce constat. Beaucoup de gens la traversent ou la contournent, mais très peu de personnes s'y installent. En effet, cet espace ne comporte que très peu de bancs et les rebords de la fontaine ne permettent pas de s'asseoir sans être mouillé. La partie en dalles de béton n'est absolument pas fréquentée, les gens préfèrent traverser la petite zone arborée puis emprunter les trottoirs.

De là, les deux artistes ont conçu et réalisé des bancs. Ces banquettes étaient des caissons en arc de cercle, pourvus d'encoches à chaque extrémité permettant de les saisir pour les déplacer. Mais pour cela, étant donné leur poids, une collaboration de deux personnes était requise. Six bancs réunis pouvaient former un cercle, mais aussi une enfilade sinueuse ou une toute autre configuration, selon la fantaisie des usagers. Il y avait des bancs roses, des bancs orange, des jaunes, des rouges, des bleus et des verts, six bancs de chacune de ces six couleurs, trente-six en tout. Les bancs, virgules colorées, furent déposés sur la place et laissés pour un mois à la disposition des usagers afin qu'ils se familiarisent avec ce nouveau mobilier, qu'ils se prennent au jeu, qu'ils profitent de ce nouvel espace.

Fin juin, les bancs furent retirés, selon ce qui avait été planifié par le collectif Cortex lui-même. Il y avait des raisons pratiques. La qualité du bois et de la peinture ne permettait pas un usage externe et public prolongé. En outre, la mairie avait accepté une installation temporaire de bancs sur la place, et non un aménagement permanent et définitif. Mais il y avait avant tout une raison interne. L'œuvre du collectif Cortex n'était pas les bancs, les trente-six caissons peints de six couleurs. Non, l'œuvre était une suggestion, une invitation faite aux personnes fréquentant la place.

Au début du XXe siècle, avec le passage à l'abstraction, l'art s'est affranchi de la représentation du réel. Dans les années soixante, avec l'apparition des performances et des happenings, on assiste aux débuts de la disparition de la forme matérielle des oeuvres d'art, des oeuvres d'art en tant qu'objet. Par exemple, entre 1960 et 1962, Jean Tinguely élabore de gigantesques machines auto-destructives. Il ne produit pas alors une oeuvre matérielle, bien au contraire il organise sa destruction. La disparition, le processus de disparition, est l’œuvre elle-même.
Dans la même veine, Yves Klein, en 1962, cède des Zones de Sensibilité Picturale Immatérielle. Chaque zone est échangée contre un reçu indiquant un poids d'or fin qui est la valeur matérielle de l'immatériel acquis. L'acquéreur doit brûler le reçu pour se rendre véritablement propriétaire de la Zone, et la moitié de l'or employé dans la transaction est jeté à la Seine, au bord de laquelle à lieu la cessation. L’œuvre est la relation entre Yves Klein et l'acheteur, transaction sans objet, et rien de plus. Avec les Zones de Sensibilité Picturale Immatérielle, c'est la sphère des relations humaines qui devient le lieu de l’œuvre d'art.

Au sein du monde de l'art, on continue de produire des oeuvres d'art-objets et, conjointement, de ces oeuvres qui ne sont pas des objets mais des déroulements, des actions non productrices. On distingue néanmoins une émergence forte de caractéristiques nouvelles dans les propositions récentes : l'attention pour le relationnel, le convivial, la création de lien social. Nicolas Bourriaud nomme cela l'esthétique relationnelle1. Les membres du collectif Cortex font partie de ces artistes qui proposent des oeuvres dont l'objet n'est pas matériel mais relationnel, se plaçant dans le champ de la convivialité, champ pour l'instant hors des espaces marchands.

Revenons à nos moutons, en l'occurrence à notre troupeau de bancs, à Saint- Denis, place du 8 mai 1945, en cette fin de printemps 2002. Que s'est-il passé, les bancs une fois sur place ? On vit des gens s'asseoir pour lire le journal ou manger un sandwich ; des mamans faire une pause, assise à côté de leur poussette, discutant en groupe ; des personnes piquer un petit somme, dans le creux de bancs renversés sur le dos arrondi. On voit là que l'appropriation est allée au-delà même de ce que Cortex avait envisagé. Et ce qui a échappé est aussi intéressant que ce que le projet induisait. On retrouva un matin des bancs disposés en cercle sur deux étages, créant ainsi une petite tour protectrice. Les enfants utilisèrent en masse les bancs renversés sur le dos arrondi comme des bascules, isolés ou poussés côte à côte en un parcours mouvant. Souvent, à proximité, assis, quelques parents les surveillaient en bavardant. En les entassant, les enfants créèrent même occasionnellement un toboggan. Ce que Cortex avait prévu, bien vu, c'est que la place devint une aire de jeu, de repos, un lieu de convivialité, et que les bancs s'avérèrent d'excellentes passerelles entre les individus. Ce qu'il n'avait pas prévu, c'est que les bancs soient autant renversés, retournés et détournés, à tel point que certains, et j'y vois un signe, devinrent de petits ponts.

1. N. Bourriaud, Esthétique Relationnelle, Paris, Les Presses du Réel, 2001.

texte publié dans la revue Tissage n°2, Le pont traversé, avril 2003