lundi 14 février 2005

Travailler sur le Presque

 
Dire que j'ai attendu d'avoir trente-deux ans pour connaître un peu mieux Robert Filliou ! Maintenant que je me suis documenté, j'ai envie de dire à tout le monde combien c'était un artiste épatant. Autant vous dire tout de suite que cet article, sans être hagiographique, sera absolument partial ; et qu'en plus, je ne traiterai que de ce qui m'a plu dans l'œuvre de Filliou. Pour le reste, si le personnage vous intéresse, vous trouverez en librairie ou sur internet des renseignements plus exhaustifs.

Robert Filliou, né à Sauve dans les Cévennes en 1926, est économiste de formation. Il participa, pour les Nations-Unis, à l'élaboration du plan économique de la Corée du Sud au début des années 50. De cette expérience orientale, il gardera un grand intérêt pour le bouddhisme zen. Et quittera l'ONU, abandonnant la macro-économie pour la création.

Il commence vers 1956 à jouer la "poésie d'action" qu'il écrit. En 1960, le texte de sa pièce "L'Immortelle Mort du Monde" se présente sous la forme d'un collage. Les répliques y sont interchangeables. En 1961, il compose et envoie de "longs poèmes courts à terminer chez soi".

exemple :

nationalisme

... isme

... isme

... isme

fin du poème des mots n'ayant plus de sens.

En 1962, Filliou ouvre sa "Galerie Légitime", également baptisée "couvre-chef-d’œuvre". Il s'agit ni plus ni moins de sa casquette, dans laquelle Filliou accroche de petites oeuvres qu'il présente aux passants. Les siennes ou celles d'autres artistes. Une vraie galerie, avec vernissages, sur des trajets qu'il définit dans Paris.

En 1963 , Filiou et l'architecte Joachim Pfeufer conçoivent le Poïpoïdrome. Ce "Centre de Création Permanente" sera exposé en 1976 à Beaubourg, mais Filliou et Pfeufer font en sorte que ce soit le centre Beaubourg qui se trouve inclus dans le Poïpoïdrome. Il existe aussi des versions de Poïpoïdrome ambulant.

Évitant de s'inscrire dans un mouvement artistique défini, Filliou prône l'Autrisme : "Quoi que vous fassiez, faites autre chose".

En 1965, Filliou édite en anglais des cartes postales portant des questions intitulées "Ample Food for Stupid Though" (nourriture abondante pour pensée stupide), qu'il rééditera en 1977 en français sous le titre "Idiot-ci, Idiot-là". Voici certaines de ces questions :

Et si vous étiez lapon ?

Pourquoi vous-êtes vous levé ce matin ?

Pensez-vous souvent ce que vous dites ?

Que valez-vous ?

Êtes-vous génial ?

Comment allez-vous, et pourquoi ?

Que proposez-vous ?

C'est beau, la vie ?

Qu'est-ce qui fait un parti ?

Pourquoi toute cette viande ?

De 1965 à 1968, Filliou et George Brecht ouvrent à Villefranche-sur-Mer "la Cédille qui Sourit", une "non-boutique" comme il la définissent eux-mêmes. Il s'agit de nouveau d'un espace de "Création Permanente", basé sur le jeu et l'échange, où auront lieu des expositions, des collaborations, des discussions...

En 1966, Filliou précise ses "Principes d’Économie Poétique" : innocence, imagination, liberté, bonté et intégrité, sont affirmées comme des valeurs économiques.

A la fermeture de "la Cédille qui Sourit", Filliou prolonge l'expérience en décrétant "la Fête Permanente" (The Eternal Network). Il énonce également à cette époque son "Principe d'Équivalence : bien fait = mal fait = pas fait". Pour lui,

l'exécution de l’œuvre importe peu, l'idée vaut pour l'objet.

En 1970, c'est une de ses idées qui me séduit le plus, il propose, grâce au projet COMMEMOR (Commission Mixte d'Échange de Monuments aux Morts) que des pays échangent leurs monuments aux morts, plutôt que de se faire la guerre.

En 1971 Robert Filliou (initiales : RF) invente "le Territoire de la République Géniale". "C'est un territoire comme les autres simplement une définition au-dessus du sol". Une sorte de déclaration d'indépendance suggérée à tous. Il incite chacun à développer son génie plutôt que ses talents - les talents sont ce qui est reconnu par la société. Lui-même se définit comme "un génie sans talent".

Le 17 janvier 1973, reprenant un texte écrit 10 ans auparavant, Filliou organise le 1 000 010° anniversaire de l'art . "Voici un million et 10 ans, ART était VIE, dans un million et 10 ans il le sera encore. Festoyons donc toute la journée, sans ART, pour célébrer ce début heureux et annoncer cette fin heureuse. Le fond de ma pensée ? Éventuellement l'art doit revenir au peuple, auquel il appartient."

Dans les années 80, Filliou a pu développer et partager ses recherches. Outre ses réalisations, souvent fragiles, il nous reste ses réflexions, très pertinentes sur le rôle de l'artiste dans la société.

"Le savoir minimum requis pour un artiste est qu'il voit les deux côtés de chaque question".

"L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art"

"ça ne fait rien si l'art n'existe pas, l'important c'est que les gens soient heureux"

"Notre planète, c'est presque le paradis, non ? Les artistes, nous nous travaillons sur ce presque".

Robert Filliou cherchait à faire du monde "un endroit chouette". En 1987, quelque part entre les Eyzies et le Tibet, il disparut.

Jean-Charles Boilevin, février 2005